[RP] Par delà les songes (10)

Je reprend mon cahier à Erbasha. La bouteille d'encre est vide. Je me pique le bout du doigt pour écrire.

Le vieux sorcier est toujours dehors à méditer. Ma tête me fait un mal de chien et j'ai très faim.

Mais il faut que je raconte ce que j'ai vécu.


Lorsque les Dieux ont eu besoin d'une voix, ils ont pris la mienne. Sans me demander mon avis, bien entendu.

J'ai perdu le contrôle de mon corps. C'est une expérience très désagréable, voir le monde par des yeux qui sont les nôtres, sentir, toucher, mais sans pouvoir s'exprimer, ni même contrôler son corps.

C'est comme être en prison, mais c'est milles fois pire.


J'ai été le témoin de la scène. J'ai tout vu, tout entendu et tout dit aussi. J'ai assisté au désarroi de Mynock, à sa peur, à sa joie de revoir les fantômes de sa famille.

Mais les Dieux m'ont confié une chose. La vérité sur la sœur de Mynock, Tsohni.


Quand il a appris qu'une attaque devait avoir lieu sur le manoir de sa famille, l'Ecaflip a traversé la moitié des Landes de Sidimote pour les protéger.

Il est arrivé trop tard. Sa maison était en feu, les pillards déjà loin et ses proches baignaient dans leur sang où rôtissaient dans les ruines du manoir.

C'était il y a six ans... Le massacre de sa famille l'a bouleversé à jamais. S'il s'est résigné à la mort de ses parents, il n'a jamais pu encaisser la mort de ses jeunes frères et sœurs.

Sa famille, sur le déclin depuis plusieurs générations, était plutôt nombreuse. Et parmi toutes les victimes, se trouvait sa plus jeune sœur, Tsohni alors âgée de treize ans.

Mais contre toute attentes, la petite fille avait survécu. Mais ça, Mynock ne le sait que depuis approximativement dix minutes.


Il va et vient dans la caverne en marmonnant dans ses moustaches. Sa vie aurait eu un autre sens s'il avait su la vérité.

Il n'y aurait pas eu tout ce sang, toutes ces morts.


Mynock prend seulement conscience de ce qu'aurait pu être son destin. Mais sa quête de vengeance aurait-elle été différente ? Ou une autre âme aurait-elle partagé le poids de ses crimes ?


Je suis toujours plongée dans mon journal quand Erby se met à s'agiter. Mynock vient de tirer son épée et l'a tournée vers son coeur.

Mon sang ne fait qu'un tour. Je me jette sur lui et arrache son arme de ses mains. Il écope d'un coup dans le museau pour la peine.


- Ça va pas bien dans ta tête ou quoi !!

- Laisses-moi je veux en finir, murmure Mynock en tentant de récupérer son arme. J'ai sali mon nom.

- Tu vas poser ton cul et m'écouter espèce d'imbécile !


Là je suis en colère, le pauvre il ne sait pas ce qu'il va prendre. Tyranna me retient par un bras. Elle a bien du mal et fini sur les fesses. Erby se cache dans un coin sans trop savoir quoi faire.


- Je ne t'ai pas amené ici pour rien ! On a failli mourir une dizaine de fois sur le chemin et si j'ai fait tout ça c'est pour t'aider, alors même si je dois te casser tous les os et te porter, tu iras à Bonta et tu t'expliqueras avec ta sœur !


Mynock essaye de se relever et reçoit une autre baffe. Je n'ai pas l'habitude de m'énerver comme ça, mais sa lâcheté m'a poussée à bout.

Ma tête me lance encore. Ma vision se trouble. Je n'aurais pas du faire tellement d'efforts. Je m'évanouis.


Je me réveille quelques heures plus tard. Je suis allongée dans la couchette. Dès que j'essaye de me relever, un bâton me force à me recoucher.


- Fais attention ma fille, marmonne le chaman, où sinon tu ne verras pas la suite de cette histoire.

- Où est Mynock ?

- Il dors aussi. Tu es restée inconsciente une semaine et il l'a passée à ton chevet, son geste de tout à l'heure était un acte de désespoir.

- C'est pas une excuse...


Ça ne m'empêchera pas de mettre mes menaces à exécution. Je croise les bras et me tourne pour bouder.

Je n'ai pas l'habitude de faire la tronche comme ça. Je somnole une heure ou deux et me lève. Je récupère vite, du moment que j'ai le ventre plein. Et là, j'ai faim.

Je suis restée dans les pommes pendant une semaine. Il faut bien que je me rattrape. Je fais vite le tour de la caverne à la recherche d'un truc à grignoter.


Mynock dors près de l'aiguille de cristal. Ma colère s'envole dès que je le voie. J'ai eu tort de le gronder. Je m'assure quand même que son épée est hors de portée.

D'ailleurs où est elle ?


Je n'ai pas besoin de chercher trop loin. Le sac de Tyranna est trop petit pour la cacher. Mon amie est incorrigible. Une vraie gosse, toujours en train de faire des bêtises.


Oui, je sais, je ne suis pas un meilleur exemple. Je profite de l'absence de la Sramette pour récupérer les affaires qu'elle m'a chipées.

Depuis le temps qu'on voyage ensemble, elle n'a pas encore accumulé trop d'objets. Je voyage léger, je m'habille léger aussi, oui...


Ah, elle m'a pris mon bouftou. C'est un jouet que je garde depuis bientôt vingts ans. Aussi loin que remonte ma mémoire, il a toujours été mon meilleur ami.

C'est mon oncle qui me l'a offert quand je devais avoir quatre ou cinq ans. Bien sûr, la peinture s'est écaillée avec le temps et le petit mécanisme qui le fait avancer est grippé, mais c'est mon joujou et je le garde comme ça.


Je remonte la clé et regarde le bouftou de bois se promener dans la caverne. Je remarque seulement que la carte du monde est dessinée au sol.

Mon jouet s'immobilise... Sur Bonta... Tout me paraît clair d'un coup. La sœur de Mynock, elle vit là-bas ! Et nous devons la retrouver !


- Ton chemin est tracé Aenorielle, murmure le chaman. À toi de choisir désormais.

- Mais choisir quoi ? Est-ce que j'ai le choix ? J'ai promis à Mynock de l'aider et je ne trahirais jamais une promesse.

- Tu devrais te mettre en chemin dès maintenant alors, le temps vous est compté...

- Vous savez des choses que j'ignore. Je ramasse mon jouet. Dites moi de quoi il s'agit !

- Tu découvriras bien assez tôt que le chemin de ton ami Ecaflip est semé d'embûches.


Le vieil homme s'agenouille et marmonne une incantation, il jette une poignée de pétales en l'air. Une fois les fleurs retombées, je tente de comprendre son manège.

Je dois avoir l'air très intriguée parce qu'il fronce les sourcils.


- Tu as déjà tout oublié de mes leçons ?

- Non, c'est juste que je ne fais pas de divination tous les jours.


Les pétales forment des motifs que seul un sorcier peut comprendre. Moi ça me dit vaguement quelque chose, mais je suis bien incapable de lire l'avenir dans les fleurs. Je fais mine de me concentrer pour qu'il arrête de me regarder comme ça.

- Les signes sont très clairs. Je hoche la tête. Cherchez l'épée et le trèfle dans les rues de la Cité des Anges. Le Corbeau sera tour à tour ennemi et sauveur, mais prenez garde au Serpent...

- … Bien...


J'ai l'air d'un Iop devant une carte. J'adore les énigmes mais là ça me dépasse complètement.


Je suis perplexe. Y'a pas de serpents à Bonta, il fait trop froid pour les espèces vraiment dangereuses. De toute façon, je ne crains pas les morsures, un autre rite des Sacrieurs consiste à empoisonner les enfants dès leur plus jeune âge. Bien sûr, les doses ne sont pas mortelles, mais petit à petit, notre corps apprend à supporter le poison et à y résister.

Bon, je ne dis pas que je résiste à tout. Même si je suis immunisée à quelques venins, je serais très malade si un serpent me mord.


Je cogite encore une dizaine de minutes puis part régler une dispute entre Erbasha et Tyranna.

J'en profite pour leur annoncer notre départ imminent. Tous les deux sont très contents à l'idée de voir Bonta.

Erby parce qu'il y a de nombreux lieux d'études et Tyranna parce qu'il y a plein de gens à qui faire les poches.

On risque d'avoir quelques problèmes. Mynock est un noble Brakmarien et moi je suis une déserteuse.

On a pas le choix, il faut y aller de tout façon.


Nous restons deux jours de plus dans la caverne. Mynock m'a pardonné ma grosse colère et moi je lui ai pardonné sa bêtise.

Nous revoilà partis sur de bonnes bases tous les deux. Mais je sens que mon ami est différent. Je ne saurais l'expliquer. Où alors c'est moi qui ait changée.

C'est une étrange sensation. Il nous arrive de nous jeter des regards pleins de tendresse. Et à chaque fois, je deviens aussi rouge qu'une pivoine. Je suis toute bizarre, j'ai chaud, j'ai froid... C'est pas désagréable, mais ça me trouble.


Descendre la montagne est beaucoup plus facile que de la grimper. Plus rapide surtout. Mes rêves me poursuivent toujours, mais au lieu de tomber, je flotte dans la mer de nuages, bercée par les voix.

Je ne sais pas comment interpréter ces visions. Si quelqu'un dans l'Au-Delà voulait me dire quelque chose, il me le dirait franchement, où est-ce que tous les défunts ont le même goût pour le mystère que leur sinistre gardien ?

Ils doivent drôlement s'emmerder s'ils ne trouvent rien de mieux à faire que de s'exprimer par énigmes.


La marche a repris. Mes parents m'ont donné l'adresse de tonton Walter. Il habite Bonta et je ne lui ai jamais rendu visite pendant mon service.

Toute ma famille est un peu spéciale. Mon oncle est un sacré numéro. Sa fille aussi est pas mal dans son genre.

Mais je vous présenterai tout ce petit monde en temps et en heure.


Pour l'instant, je dis au revoir à mes parents, je leur promet de ne pas faire de folies. D'ailleurs, mes camarades leur font la même promesse.

Nous n'avons pas fini d'user nos godasses sur les sentiers, mais bon de mon côté, ça va j'ai pas de chaussures.


Je quitte avec regrets mon village. Je n'y reviendrai peut-être plus jamais. L'avenir est brumeux et incertain. Je commence seulement à entrevoir les différents futurs qui s'offrent à nous.

Mon séjour sur la montagne m'aura ouvert l'esprit.


Vais-je m'inquiéter de ces visions ? Ce que je vois dans mes rêves se réalisera-t-il ?

Qu'importe les présages. Il y aura un lendemain, c'est tout ce qui compte.

Tyranna